Allan Villacencio
À l’aube ou au crépuscule — et seulement par temps clair — un éclair vert viendrait parfois surplomber l’astre solaire alors que celui-ci s’évanouit ou apparaît derrière une étendue lointaine. Phénomène atmosphérique, illusion de la vision, effet de distance et de lumière, ou simple écart entre la perception de la ligne d’horizon et la courbe réelle de la terre?
En affinité avec cette manifestation optique et les théories qui l’accompagnent, le peintre Allan Villavicencio poursuit ici ses recherches autour de la peinture comme perception : perception visuelle, perception sensible ou matérielle et perception physique. La peinture est, pour lui, une accumulation de matières et de sensations : sa pratique oscille entre une relation formelle à l’objet pictural et un processus gestuel et intuitif incluant les traces et aléas du hasard.
S’inspirant des expérimentations spatiales propres à la tradition du muralisme mexicain, des espaces virtuels digitaux et de l’énergie de l’environnement urbain, Villavicencio conçoit cette exposition comme un paysage total. Celui-ci rassemble trois corpus : une peinture murale, des peintures à l’acrylique et des projections de peintures en volume. Les glissements constant entre ces différents ensembles — entre la figuration d’une tropicalité déconstruite et la distance de motifs abstraits — engendrent des doubles lectures et une ambiguïté des relations. Le mural esquisse un espace mouvant où l’idée de centre est évacuée, tout autant que la possibilité d’en embrasser la totalité. Les toiles laissent émerger des fragments de visions, tandis que les projections constituent des ersatz et des résidus de paysage.
Elaboré selon divers procédés d’excavations et d’agrégations, ce “paysage-fragment” est empreint d’une tension entre un sentiment d’immersion et un caractère éclaté, parcellaire dont la cohérence est rompue par endroit. Reprenant un motif classique de l’histoire de l’art – la peinture de paysage – Villavicencio convoque un récit symbolique de la perception de l’espace. À une perspective linéaire et à un horizon unifié — règles de représentation qui peuvent avoir pour corrolaires la navigation, la découverte ou l’idée d’un autre à atteindre1 — il préfère les systèmes de la désorientation. La plasticité du mural se confond avec une perspective verticale faute d’être virtuelle. Une fantasmagorie un brin délirante se substitue à l’horizon à perte de vue. De nouveaux rapports entre l’ancien et le nouveau, le corps et la peinture, encouragent la stimulation sensorielle.
Partout, Villavicencio sème des réminiscences mentales d’images et de gestes. Nous pourrions entrevoir des échos aux sculptures massives et entrelacées du mural autrefois effacé de David Alfaro Siqueiros America Tropical (1932), ou encore des accents cubistes du Paisaje Zapatista (1915) de Diego Rivera dans l’organisation des pleins et des vides. Ces échos visuels agissent tels des “calques” et viennent se superposer les uns aux autres, à la fois disjoints et liés entre eux.
D’autres souvenirs, ceux des mouvements du corps dans de multiples directions, invitent à relire L’Œil et l’Esprit (1964), dernier écrit de Maurice Merleau-Ponty en bord de mer, sous un autre jour : ‘‘Il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement’’2. Il est ici un visible éprouvé par le corps en train de peindre mais aussi par le.la regardeur.se en train de contempler la peinture. Tout est affaire de focale, du “corps voyant-visible”. À nous de nous demander ce que nous avons sous les yeux et quels en sont les modes d’existences. Pour continuer avec les mots du philosophe, ces éléments, “lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait des êtres réels : ils n’ont, comme les fantômes, d’existence que visuelle”3.
“La Recherche du rayon vert” se déploie ainsi dans une combinatoire de couleurs et de formes qui tient du camouflage, du trompe-l’oeil autant que du mirage, à l’image de l’observation du phénomène dont elle décrit l’attente. Dans une réflexion sur l’en cours et le fini, il en serait de l’acte pictural comme de la quête du Rayon Vert : celle d’un prétexte à la recherche du visible et du déséquilibre, de l’éclatement, un temps, des perspectives. Un détour contre la ligne.
Anaïs Lepage
(1) Hito Steyerl, In Free Fall: A Thought Experiment on Vertical Perspective, eflux journal, 2011 https://www.e-flux.com/journal/24/67860/in-free-fall-a-thought-experiment-on-vertical-perspective/
(2) Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, 1985 (première parution en 1964), Gallimard, p.16
(3) Ibid p.26