Monochrome moi

du 06/09 au 17/11/18

Jean-François Boclé

Avec Monochrome-moi, Jean-François Boclé matérialise ce qu’on pourrait nommer un réseau de boîtes noires, plus précisément une série de foyers opaques de pouvoir qui agissent en continu dans l’élément de l’histoire. Les accords juridico-politiques, ces alliances stratégiques que revisite Boclé, ont configuré le monde des souverainetés dans lequel nous vivons. Prenons le traité de Tordessillas signé le 7 juin 1494 sous l’égide papale. Il attribuait au Portugal ainsi qu’à l’Espagne le contrôle sur une moitié de la planète. Ou encore les traités de Versailles (1919), de Paris (1898), d’Utrecht (1713), etc. En substance, on en sait finalement très peu sur comment ces négociations se sont cristallisées, sinon par leurs effets subséquents, leur caractère irréversible. Avec subtilité, les gestes de l’artiste occupent et transforment l’espace des vibrations souterraines, toujours actives, de la matière historique. Le passé ne passe pas, c’est-à-dire que l’histoire ne s’envisage pas comme une succession téléologique et linéaire, mais plutôt comme une série d’actes contingents qui se superposent en strates où se pressent la tension du chaos-monde global.

Pour la série Craie blanche sur fond noir (2018), l’artiste a peint de noir trois toiles de format varié ainsi qu’un mur de la galerie avant de retranscrire chacun des traités à la craie blanche durant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Boclé a écrit sans relâche, sans passer l’éponge, jusqu’à l’épuisement de ses membres; contraction extrême des muscles, inflammations, brûlures de la peau. Épuisement aussi du regard aveuglé par la surface des tableaux qui se recouvre de la blancheur de la craie. Il en résulte des images abstraites produites par superposition de mots; monochrome blanc sur fond noir, évoquant l’aventure spirituelle de Malevitch. D’un point de vue symbolique, ce processus d’abstraction des traités, devenus illisibles, préfigure un régime de visibilité qui capture des énoncés. Cette opération cannibalisante, transformatrice, renverse ici le pouvoir d’énonciation. Un espace se déploie au cœur de l’épuisement du corps traversé par la violence des découpes du monde où s’édifie un regard dépouillé de sa sédimentation pour enfin voir. « Une non-voyance qui voit » pour le dire comme Boclé.

Ce champ de forces s’anime d’autant plus en relation avec la vidéo Attachement aux quatre coins – Nkanga Mundele (2017) qui fait référence à la conférence de Bandung tenue en 1955. Cette rencontre entre vingt-neuf pays du « tiers monde » marqua l’émergence d’une force de résistance internationale puis du mouvement des non-alignés. Elle revendiquait entre autres l’indépendance des pays colonisés et la lutte contre les impérialismes. Dans sa vidéo, Boclé procède au nouage des drapeaux des pays représentés: nouer et tendre ne sont-ils pas les gestes d’une alliance à poursuivre? Si au sein de l’exposition, l’œuvre tranche par sa polychromie, il serait inexact d’y percevoir le signe d’un contre-pouvoir unitaire. Elle tend plutôt à exprimer une puissance entre les centres de domination, une puissance dont la filiation ne se fonde pas sur une conception occidentale, c’est-à-dire transparentaliste du monde. « La transparence n’apparaît plus comme le fond du miroir où l’humanité occidentale reflétait le monde à son image; au fond du miroir il y a maintenant de l’opacité 1».

C’est bien cette opacité que l’on retrouve dans l’oeuvre sonore Je ne savais pas (2005-2017) se jouant de toutes les phrases possibles avec le verbe « savoir » puisées dans la langue française: « il devait bien en savoir un peu. Il ne pouvait pas savoir. On sait toujours tout…». Épuiser la langue, la déborder et rompre avec la volonté de clarté, rythmer le savoir jusqu’au fond du puits de la connaissance. D’où le titre de l’exposition, qui, me semble-t-il, renvoie au droit à l’opacité si cher à Glissant; droit à chacun de garder son « ombre », opacitas, c’est-à-dire des zones de non-connaissance irréductibles à toute tentative de catégorisation. Monochrome-moi est en ce sens, moins un énoncé impératif homogénéisant, qu’un appel, un souffle dans la trame hétérogène du présent.

(1) Édouard Glissant, «Transparence et opacité» dans Poétique de la relation, Paris : Gallimard, p. 125.

Mirna Boyadjian