L’ombre du paradis

du 12/09/21 au 23/10/21

Une histoire de fragilité, résistance et transmutation.

CARLOS MARTIEL, ABEL TECHER, FLORYAN VARENNES

Il y a des années, Barbara1 nous captivait avec cette image envoûtante du romantisme français : le soleil noir2, une sorte d’étoile morte qui transforme la faiblesse en force. Mais, au-delà d’une évocation poétique, cette image parle d’ambiguïté. Dans l’ombre et les tourments se cache la lumière de notre humanité sublimée ; et c’est en ce sens que nous souhaitons illustrer cette histoire. L’inquiétante photographie de Carlos Martiel, cette mare de sang silencieuse qui résiste à la tempête incrustée dans les rochers d’une plage des Caraïbes en est l’image irréfutable. L’exposition prétend évoquer cette relation ambiguë d’un corps qui souffre, qui s’immole, pour exfolier sa culpabilité et en même temps qui se renforce avec la douleur, voire avec sa propre noirceur. On parle ici d’une souffrance psychologique et de pensées noires qui se cachent derrière l’image d’un bonheur
apparent.

L’ombre du paradis évoque trois vies hors normes, peut-être trois vies dans trois corps «queer»3 si vous voulez le voir ainsi, mais une autre façon d’être «queer». Ici, on ne parle pas de cette «réappropriation» d’une injure comme fondation de la «culture gay». Voici un contre-récit qui échappe au pink washing4 qui inonde la publicité contemporaine. Ce contre récit, sans être fataliste, efface les muscles, les paillettes, l’esprit des fêtes éternelles et excentriques mais appellent aux corps bucoliques intemporels qui ont grandit face à la mer et dont la discipline de vie est de canaliser la violence en la sublimant.

Pour « les autres queers », la vraie bataille n’est pas dans cette marche festive qui se déroule dans certaines capitales. Dans chacune de ces « œuvres-corps » il y a des combats intimes face à la normalité et un combat pour notre insurrection la plus radicale et poétique : exister.
Carlos Martiel, né à La Havane, parle d’un corps qui résiste au pouvoir militaire et à la plus longue dictature communiste des Caraïbes, où il y a quelques décennies des homosexuels étaient internés dans des camps de concentration, où aujourd’hui le moyen le plus sûr de manger à sa faim est de proposer ces charmes sur le Malecon.

Floryan Varennes, qui a grandit à La Rochelle, travaille sur l’idée d’un corps absent, évoquant un corps médiéval, discipliné qui évolue entre batailles et alchimie, où l’androgynie est idéalisée et protégée à l’intérieur d’armures transparentes. Ses sculptures modelées comme des peaux de science-fiction marquent un espace intemporel entre l’histoire et les préoccupations biomédicales actuelles. Abel Techer, originaire de la Réunion, dessine un corps hybride qui dépasse l’humain pour devenir un animal sacré, évoquant un être sacrificiel reconstruit en machinerie de transmutation et de plaisir pour remplir un rôle précis dans l’imaginaire de l’île : être une chose, au service des fétiches les plus secrets.

L’exposition commence par une mer de lavande qui exorcise ces évocations de violence, face à Lazos de sangre, la photographie de Carlos Martiel, faisant de la mer le lieu de la douleur, et les paysages tropicaux mécanisés d’Abel. Plus qu’une métaphore sur la marginalité des corps, chacune de ces oeuvres est une évocation de la complexité humaine dans son spectre le plus large.
Sublimes et précises comme des armes de verre, ces oeuvres cherchent l’absolu dans l’ombre sans assumer une position de victime face à la société hétéronormée.
Mais comme on l’évoquait au début, ce projet ne prétend pas être un drapeau arc-en-ciel5, sa finalité est de mettre en lumière des dynamiques réduites au silence. Chaque artiste génère une méditation sur la condition humaine, sur l’art et la transcendance comme fil conducteur unique pour nuancer ce paradis irisé.

Rolando J. Carmona

(1) Née en 1930, Monique Andrée Serf, alias Barbara, a marqué la chanson française de sa musique poétique et passionnelle.

(2) Le Soleil noir est le neuvième album de Barbara, paru en 1968. Son titre oxymorique est tiré du poème El Desdichado (1854) de Gérard de Nerval.

(3) Queer est un mot anglais signifiant «étrange», «peu commun», «bizarre» ou «tordu», il est utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genres : personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes de l’hétérosexualité ou la cisidentité. Le vocable queer qui convoque l’extravagance, le hors-norme, et a longtemps été une injure homophobe avant que les militants américains du mouvement homosexuel, au début des années 1990, ne s’approprient ce terme pour se désigner eux-mêmes, et lui attribuent une connotation positive.

(4) Pinkwashing est un mot-valise anglais, formé sur le modèle de whitewashing («blanchiment», au sens moral), en remplaçant l’adjectif white («blanc») par pink («rose»). C’est le procédé mercatique utilisé par un État, organisation, parti politique ou entreprise dans le but de se donner une image progressiste et engagée pour les droits LGBT.

(5) Créé par Gilbert Baker en 1978, le drapeau arc-en-ciel représente toutes les personnes LGBTQ+ et contenait à l’origine 8 bandes (incluant le rose, le turquoise et l’indigo).